Auteur : Salah KOUBAA
Depuis quelques années le débat autour d’un modèle de développement inclusif et résilient au Maroc fait couler beaucoup d’encre. Les limites du modèle qu’a connu le Maroc à ce jour ont fait aussi l’objet de rapports d’organismes internationaux notamment la Banque Mondiale et l’ OCDE. Le développement économique et social a atteint le plafond de verre. S’agit-il d’une crise du modèle ou plutôt d’un modèle en crise ? En effet en réponse à l’appel lancé par le monarque pour reconsidérer le modèle de développement plusieurs propositions académiques et politiques ont été formulées et présentées dans le rapport par la commission spéciales sur le modèle de développement (CSMD). L’ensemble des propositions semblent s’inscrire dans une approche économique classique qui fragmente et parcellise. Les orientations du modèle se fixent sur le détail et ne permettent pas de voir les ÉLÉMENTS et le TOUT en même temps. La cause est inhérente à l’approche privilégiée caractérisée par l’absence d’un projet de société et d’une vision stratégique courageuse.L’approche adoptée conçoit l’économie comme un ensemble de structures d’acteurs et de mécanismes appréhendés de manière isolée à travers un ensemble d’agrégats macro-économiques réducteurs de la réalité. Ce mode d’intelligence nous aveugle parce qu’il se base sur un processus de disjonction réduction et abstraction de la réalité. Tout projet de modèle de développement sous cette approche est à mon avis incapable de saisir dans leur dialectique les dynamiques complexes à la base du mode de croissance actuel et par conséquent partant des mêmes diagnostics sont susceptibles de reproduire des stratégies politiques contribuant davantage à détruire le socle de tout développement durable à savoir la confiance entre les citoyens et les institutions de l’État.
Cette proposition d’approche se veut un appel aux économistes notamment mais aussi aux décideurs politiques de changer de lunettes ! C’est une réflexion qui porte sur les fondements d’une nouvelle approche afin de sortir de la vision mécanique de l’économie et d’épouser une vision systémique et holistique.
Mes principales réflexions sont livrées autour de la complexité du modèle comme étant un pilier philosophique d’un écosystème permettant l’émergence d’un modèle de développement marocain inclusif et résilient.
1. Un système adaptatif complexe (SAC)
Les économistes qui prônent la complexité adoptent la thèse d’un large système complexe et évolutif composé de sous-systèmes cohérents enchevêtrés et interdépendants. Les indicateurs macro-économiques tels que l’inflation le chômage et la croissance ne sont que des phénomènes dont l’émergence résultent des différentes interactions d’agents ayant des comportements et des attentes hétérogènes. Ils ne permettent pas non plus de comprendre l’émergence dans son acception économique récemment développée par les économistes. L’exploration de la théorie de la complexité permet facilement de constater le ‘ fit’(ou cohérence) qui s’établit entre le concept du système adaptatif complexe et celui du modèle de développement.Reconnaitre la complexité du modèle implique une attention particulière aux interactions inter-rétroactions conséquences inattendues résilience et incertitude. Elle représente ainsi une approche pertinente pour analyser et comprendre les comportements des agents les interactions entre eux et leurs adaptations.
En conséquence il faut cesser de considérer l’économie ou le modèle de développement comme totalement contrôlable par la décision et l’action des responsables politiques conclut le rapport d'OCDE en 2018 sur la complexité et l’action publique. Au lieu de concevoir le modèle de développement comme une machine dont la composition et le fonctionnement optimal sont parfaitement maitrisables il est intéressant de le repenser selon une approche de système adaptatif complexe et en constante auto-reconfiguration pour répondre aux influences et changements continus de l’environnement. Il faut le voir comme une forêt avec des interdépendances massives de ses parties.
Pour illustrer la notion de système complexe plusieurs exemples sont cités : les termites et les colonies de fourmis la danse organisée des bancs de poissons et le trafic routier notamment autour d’un carrefour (voir la revue Recherche dossier Chaos et systèmes complexes).
2. Les implications du SAC
Les principales implications de cette reconsidération du modèle de développement comme un système complexe sont :- L’avenir est incertain : contrairement à l’approche classique qui prône un avenir risqué l’approche de la complexité prône un avenir La différence est de taille. Dans un avenir risqué les calculs de probabilités et les différentes autres techniques de calculs avancés peuvent permettre toutes les anticipations nécessaires. Tous les résultats attendus d’une politique donnée sont connus à l’avance. L’incertitude qui résulte bien évidemment de la rationalité limitée des acteurs ne permet pas à l’être humain de connaitre à l’avance l’ensemble des résultats attendus. L’évolution de la société impose de nouvelles découvertes qui impactent en retour les attentes des acteurs mais aussi les résultats attendus des politiques mises en place. Le rôle joué par les réseaux sociaux dans le printemps arabe en 2011 et un exemple parlant de cette incertitude. Plus récemment au Maroc le mouvement du boycott de certains produits de grande consommation montre à quel point les responsables politiques étaient incapables d’agir et même leurs réactions étaient hors-jeu ! La crise COVID-19 en est une autre démonstration de l’incertitude qui prédomine notre univers.
- La réalité est faite d’interactions entre ses constituants : la réalité économique est faite d’un réseau d’interactions entre les agents. Ce qui se passe dans un constituant est transmis immédiatement vers les autres à des degrés différents. C’est l’effet contagion qui caractérise notamment les crises financières. Le comportement du système économique dans sa globalité (j’entends le modèle de développement) dépend des constituants (comportements des acteurs) mais surtout de la nature des interactions entre eux. Quant à la complexité du système elle dépend du nombre de constituants nombre et nature d’interactions la vitesse de transmission des chocs et des motivations c’est-à- dire de propagation à travers le réseau d’acteurs. Le confinement planétaire qu’a vécu l’humanité pour la première fois de son histoire est une tentative des gouvernements de désactiver une des propriétés les plus importantes des systèmes complexes : la propagation via l’interaction.
- L’émergence et l’auto-organisation du système : Une des spécificités du système complexe est l’émergence de ses structures ses comportements et ses propriétés. Ils ne résultent pas d’un contrôle externe (de la hiérarchie ou du pouvoir de l’État) tout comme les nuées d’oiseaux ou la danse des bancs de poissons qui obéissent à des dynamiques collectives complexes. À première vue l’observateur croit que l’ordre complexe du mouvement de ces espèces suit un plan prédéterminé et résulte du contrôle d’un chef de Dans la réalité ce sont des comportements collectifs qui émergent d’un ensemble de processus complexes d’action/ré-action/rétroaction. C’est une auto-organisation du comportement du système dans sa globalité.
Au total la vision des responsables de la sphère publique doit changer. L’économie et la société en général n’est pas un système compliqué (comme une voiture) dont le TOUT est la somme des parties (de ses composants). L’économie est un système complexe adaptatif (comme le trafic routier) dont le TOUT (le modèle de développement) n’est pas la somme de ses constituants. Le modèle de développement de la nation émerge d’un ensemble d’interactions individuelles et collectives complexes dans un contexte incertain et difficiles à prédire.
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