Plus que jamais, conscience est prise que les entreprises familiales marocaines constituent un vecteur majeur des stratégies nationales adoptées au niveau économique, social et sociétal. Leur nature congénitale qui les inscrit dans des horizons à long terme en fait un fort facteur de stabilité économique, d’innovation et de création de valeur. Cette conscience, signe d’une rupture culturelle dans le monde des affaires, ne nous interdit pas aujourd’hui de nous interroger sur un des processus fondamentaux de la dynamique de nos entreprises familiales, celui de l’investissement. La particularité de cette décision au sein des entreprises familiales est qu’elle est porteuse des principaux processus familiaux (diversification du portefeuille familial, solidité de l’entreprise à transmettre aux autres générations, …). Le questionnement qui surgit alors interpelle la réflexion sur la démarche pour concilier les préoccupations de la famille et les impératifs financiers dans le cadre de cette politique tant vitale. O. Gélinier, l’un des parents de la pensée sur les entreprises familiales écrivait à juste titre : « ne pas investir, c’est la mort lente, mal investir c’est la mort immédiate ».
- Les principaux risques de la décision d’investissement proviennent du fait que la politique d’investissement est plus qu’une simple politique financière
Risque 1 : le report incessant de la question de la succession peut créer une perturbation dans la politique d’investissement
Le report incessant de la décision de succession par la première génération peut provoquer le gel des décisions stratégiques ayant des enjeux décisifs pour la solidité des entreprises et leur image. Cette inertie fait naitre un dangereux manque de visibilité sur l’horizon d’investissement. Concrètement, l’attitude dubitative face à la question de la transmission aux autres générations et le report des décisions d’investissement que cela provoque souvent, aggrave la difficulté des jeunes générations pour reprendre le flambeau, fragilise l’entreprise pendant les phases de transition et crée une véritable perturbation lors des phases post succession, les nouveaux dirigeants se trouvant obligés de rattraper le retard accusé par l’entreprise dans son développement à un moment où ils se sentent plus fragiles.
Risque 2 : Toute inertie de la politique d’investissement handicape le déroulement du processus de diversification du portefeuille familial et refroidit le gène entrepreneurial au sein des familles
L’inertie de la politique d’investissement au sein de certaines entreprises familiales, en interdisant par exemple les investissements de diversification, risque d’accroître la sensibilité des actionnaires au risque de défaillance et peut même, à terme, atténuer leur engagement dans l’entreprise. Ce même phénomène génère un effet pervers plus douloureux en tuant la fibre entrepreneuriale puisque les jeunes générations ne trouvent pas de cadre où elles peuvent donner vie à leurs idées au sein du contexte familial. Cette tendance prive les entreprises familiales d’une capacité énorme d’assurer la dynamique de leur régénérescence.
- Les leviers sur lesquels on pourrait agir pour permettre une prise de décision d’investissement viable et cohérente :
Levier 1 : La politique d’investissement doit être clarifiée et inscrite au cœur de la vision stratégique de la famille.
La clarification des stratégies de l’entreprise familiale exige d’arrêter une vision stratégique, sorte d’image souhaitable de l’entreprise sur un horizon de temps à moyen et long termes. Cet effort permet de représenter le projet familial dans ses dimensions stratégiques. « Cristalliser la vision stratégique, c’est un travail de réflexion en profondeur et de formalisation d’une pensée en vue d’empêcher la famille de tourner en rond » énonce un chef d’entreprise familiale. Ce qui est fondamental, c’est la phase de réflexion qui laisse ressortir des interrogations sur la vision du futur (liée à une période de 5, 10, 20 ans ou même plus). Ces questionnements familiaux permettent d’imaginer le projet familial global, et ses ramifications en termes d’investissements, d’organisation interne et de gouvernance, et d’officialiser ce projet. La réflexion familiale permet surtout d’appréhender les partis-pris concernant :
- La place et le rôle des membres de la famille : impliqués ou pas dans l’opérationnel, dans la gouvernance, le type de gestion de portefeuille, concentré ou diversifié,
- L’évolution par rapport au métier stratégique/ traditionnel de la famille,
- L’évolution des besoins familiaux pour les intégrer dans le plan de financement à moyen terme
Levier 2– La continuité du contrôle familial passe par la promotion d’une stratégie d’investissement familiale dynamique, ambitieuse, d’endurance
- Tirer parti du long terme : Les entreprises familiales qui réussissent sont celles qui savent de par la nature de leur ADN, privilégier une stratégie d’investissement d’endurance inscrite dans la durée, une philosophie basée sur la création de valeur à long terme et non sur la maximisation immédiate des profits.
- S’ouvrir sur les possibilités de se diversifier : La diversification des activités par les familles est un signe parmi d’autres de leur volonté de réagir face au risque de saturation de leur métier principal et à planifier leur régénérescence stratégique. Elle permet aussi, d’un point de vue stratégico-financier, d’assurer le maintien de l’équilibre financier global et fondamental des activités puisque les activités matures (présentant un risque de vieillissement à moyen terme) devraient permettre de supporter le coût de lancement de nouvelles activités appelées, quant à elles, à se renforcer dans le temps.
- Intégrer dans le raisonnement le couplage cycle de vie des activités et cycle de vie familial.
La diversification ne devrait pas se faire uniquement par rapport à une analyse stratégique poussée en terme d’analyse du portefeuille mais devrait aussi maintenir la flamme entrepreneuriale au sein de la famille en laissant une certaine latitude aux jeunes d’initier leurs propositions au risque de les voir lassés de l’entreprise et des activités traditionnelles de la famille.
- Déconstruire le tabou du désinvestissement.
Souvent, les entreprises familiales, de par leur attachement émotionnel et affectif aux entreprises contrôlées et aux branches d’activité, ne réussissent pas à percevoir des situations de déclin de certains secteurs ou à se désengager dans des situations de baisse d’activité ou de non viabilité durable. La décision de se désengager des investissements non rentables résulte de la conjugaison des facteurs à la fois familial, culturel et psychologique. Cette forte dénégation du désinvestissement induit à terme des coûts désastreux pour l’entreprise. Lorsque la sous-performance est structurelle, le pas vers la décision du désinvestissement devrait être franchi en douceur mais perçu comme une phase nécessaire et normale.
Levier 3 : Investir, c’est bien, mais à travers une démarche entourée de maîtrise et de rigueur
« Il s’agit d’investir tout en évitant l’emballement décisionnel », telle est la troisième leçon à tirer des sciences du management. Investir raisonnablement nécessite une pensée raisonnée, ouverte et anticipative.
Raisonnée : en adoptant une approche intégrant la référence à la viabilité financière des projets engagés. Pour cela, il convient de lutter contre la fausse croyance que les capitaux propres familiaux sont gratuits et que toute construction autour des critères financiers intégrant le risque et la rentabilité sont rédhibitoires. Cette démarche doit au moins couvrir les éléments suivants :
- Conformité des investissements à la vision approuvée par la famille (objectifs stratégiques notamment en intégrant les besoins de diversification et le cycle de vie familial),
- Mise en œuvre des critères financiers pour s’assurer que le projet reflète une capacité de rentabilité sur un horizon raisonnable (délai de récupération) et assure une situation viable eu égard au risque d’exploitation (seuil de rentabilité,…).
Ouverte : en restant ouvert, lors du processus de décision, à toutes les possibilités sans faire prévaloir forcément la primauté du contrôle familial. Les études montrent clairement que la plus grande réserve des entreprises familiales à l’égard de l’endettement réduit leur performance et les possibilités de développement.. Promouvoir une stratégie d’investissement ouverte, c’est tirer parti intelligemment de toutes les possibilités de financement qui s’offrent raisonnablement à l’entreprise.
Anticipative : L’investissement de demain s’anticipe aujourd’hui. Anticiper, c’est intégrer lors du processus de décision les attentes des parties prenantes perçues au sens large. Cette intégration passe par la construction d’une crédibilité forte. La crédibilité des entreprises familiales peut être renforcée par :
- l’amélioration de la lisibilité des décisions,
- la communication des informations aux partenaires autour des questions fondamentales qui les préoccupent (continuité, plan de développement stratégique,…),
la clarification de la politique de rémunération des actionnaires familiaux (politique de dividendes, …) et la prise en compte des facteurs de fiabilisation des comptes annuels (rapports du commissaire aux comptes, gestion fiscale, gestion des conventions,…).