L’idéal pour l’entreprise est qu’elle puisse disposer d’un environnement légal stable et cohérent afin que ses dirigeants ne soient pas obligés de procéder à de perpétuels recadrages.
Cette nécessité est d’autant plus impérieuse que les domaines du droit des affaires sont souvent complémentaires. Ses règles doivent en principe toutes converger vers un seul et même objectif, la bonne gouvernance de l’entreprise. Le conflit de législations doit demeurer l’exception, que ce soit dans le temps ou l’espace.
Le Maroc tente depuis plusieurs années de mettre en place les conditions qui faciliteraient la tâche des entrepreneurs. Bien qu’il reste encore beaucoup à faire, les réformes décidées ont mis à la disposition des opérateurs économiques des outils adaptés de sources clairement identifiées.
Le droit fiscal, dans ce contexte, demeure une discipline spécifique en raison du rôle qui lui est dévolu et qu’il doit assumer avec efficacité et équité, le recouvrement des recettes nécessaires aux dépenses collectives. Dans tous les États, il a toujours été caractérisé par une forte dose d’indépendance car les législateurs n’ont jamais souhaité le placer dans une situation qui pourrait gêner ou même empêcher cette fonction hautement stratégique.
Cette particularité s’exprime à travers toutes les formes d’intervention des règles de droit, qu’elles soient de nature législative, règlementaire, doctrinale ou même émanant d’une position de l’administration fiscale.
L’article 74-II-A du code général des impôts (C.G.I.), relatif à la déduction de l’impôt sur le revenu pour charges de famille, nous offre un exemple édifiant de cette indépendance. Il s’agit, de surcroît, d’une réelle liberté prise envers l’une des sources du droit marocain, la « charia ».
Selon les dispositions de cet article, « sont à la charge du contribuable, son épouse et ses enfants ». Le choix de la forme singulière pour désigner l’épouse, dans la rédaction de la loi, démontre clairement que le droit fiscal ne reconnait qu’une seule épouse. Cette interprétation a été confirmée par les services de la direction générale des impôts dont la position, en la matière, s’éloigne de celles qui admettent la polygamie, sous certaines conditions de forme.
Ce dernier constat semble peut-être anodin. Il permettrait pourtant, à lui seul, de démontrer le caractère indépendant du droit fiscal, hors de tout doute.
D’autres situations liées à la gestion des entreprises confirment cette analyse.
Parmi les charges déductibles du résultat fiscal, telles qu’elles sont citées à l’article 10 du C.G.I., deux rubriques ont toujours attiré l’attention des professionnels de la comptabilité et de la fiscalité en raison des divergences que l’on relève entre deux branches complémentaires du droit des affaires.
Les traitements que l’on effectue, habituellement, afin de déterminer le résultat fiscal de l’entreprise à partir d’un résultat comptable appellent des arbitrages parfois difficiles.
Il s’agit, précisément, des dotations aux amortissements et aux provisions que la plupart des entreprises doivent constater annuellement.
Examinons, de plus près, chacune de ces rubriques :
Selon les dispositions de l’article 10-I-F-1°-b) du C.G.I., « les dotations aux amortissements concernent les immobilisations corporelles et incorporelles qui se déprécient par le temps ou par l’usage ». Elles concernent tous les biens inscrits à l’actif du bilan de l’entreprise, à l’exception de ceux que l’on ne peut amortir, comme les terrains.
Sans autre précision de la loi, nous pourrions conclure que la détermination des conditions de cette dépréciation est laissée, volontairement, à l’entière appréciation de l’entreprise qui doit enregistrer le montant de la dotation annuelle pour chaque bien avec suffisamment de précision. Ces conditions sont liées, principalement, à la nature de l’activité et celle du bien.
À ce dernier titre, rappelons les dispositions de l’article 11 de la loi n° 9-88 relative aux obligations comptables des commerçants précise que « les états de synthèse doivent donner une image fidèle des actifs et passifs ainsi que de la situation financière et des résultats de l’entreprise ».
Les commissaires aux comptes, lorsqu’ils sont nommés, veillent au respect de cette image fidèle et en informent les actionnaires ou associés, conformément aux dispositions du droit des sociétés. Mais le droit fiscal n’a pas souhaité s’inscrire dans cette logique en raison, très probablement, du souci de préserver des recettes fiscales stables. Ainsi, même en l’absence de disposition légale, la doctrine de l’administration, à travers de nombreuses circulaires d’application, a institué des « cadences » d’amortissements des biens corporels et incorporels qui ne traduisent pas toujours la réalité économique, ni les contraintes techniques. Nous pourrions conclure, alors, que le droit comptable nous incite à la prudence et au respect de l’image fidèle alors que les règles fiscales plaident pour une action totalement inverse. Certains professionnels ont décidé de faire preuve de clairvoyance et pragmatisme en harmonisant les traitements comptable et fiscal de ces opérations tout en s’exposant à des redressements en cas de vérification de leurs comptes par les services de l’administration. D’autres ont préféré établir des conventions avec ces mêmes services afin de prendre en considération la spécificité de leur activité.
Mais dans biens des entreprises, des actifs continuent à « vivre fiscalement seulement ». Tel est le cas de l’ordinateur qui a été remplacé mais dont la dotation aux amortissements est toujours constatée. L’exemple de l’équipement informatique est, sans doute, le plus significatif en raison du fait qu’il est amorti sur une durée totale de cinq(5) ans, selon une position constante de l’administration fiscale. Tous les professionnels savent, pourtant, que l’usure de ce matériel et, surtout, le progrès technique en la matière, ne permettent de le conserver après trois(3) ans d’utilisation.
La question relative aux dotations aux provisions est très comparable à celles des amortissements.
Selon les dispositions de l’article 10-I-F-2° du C.G.I. « les dotations aux provisions sont constituées en vue de faire face soit à la dépréciation des éléments de l’actif, soit à des charges ou des pertes non encore réalisées et que des évènements en cours rendent probables ».
Un autre sujet de discorde entre le droit comptable dont les dispositions plaident pour les bonnes pratiques de gestion et le droit fiscal qui a souhaité limiter de manière considérable l’usage des provisions afin d’éviter les « hémorragies fiscales ». À titre d’exemple, la seule provision fiscalement réglementée est celle qui permet à l’entreprise de se prémunir contre les clients douteux. Elle est déductible du résultat fiscal sous réserve que des poursuites judiciaires soient engagées contre le client dans un délai maximum de douze mois après la constatation de la dotation.
Pour toutes les autres, l’entreprise sait que la dotation s’accompagne d’un risque fiscal latent. C’est le cas lorsqu’elle constate la dépréciation d’un stock de pièces détachées dont la valeur marchande est nulle en raison d’un phénomène d’obsolescence ou d’usure anormale. Dans ce cas précis et dans bien d’autres, l’absence de provision pourrait être dénoncée par le commissaire aux comptes qui considérerait que le principe comptable de l’image fidèle n’est pas observé par l’entreprise.
Cette situation conflictuelle pourrait être généralisée à l’ensemble des opérations où le droit fiscal se trouve confronté à d’autres branches du droit, notamment au droit comptable dont il s’inspire.
C’est pour cette raison que les états financiers utilisés par les professionnels pour le « passage du résultat comptable au résultat fiscal » sont souvent volumineux et sont revus attentivement par les auditeurs. La question est d’une ampleur considérable lorsque le contribuable est une filiale d’un groupe multinational qui doit corriger les « anomalies » locales.
Il est probable qu’il en soit ainsi tant que l’administration n’aura pas atteint l’objectif principal de la réforme fiscale, l’élargissement de l’assiette. Car c’est la détermination de la base imposable qui constitue encore un inconvénient dans notre système fiscal, malgré des taux d’imposition assez raisonnables.