Le débat autour de l’émergence du Maroc est toujours d’actualité. Il oppose ceux qui revendiquent au Maroc le statut de « pays émergent » et ceux, plus nombreux (3 patrons marocains sur 4) qui estiment qu’il est toujours au stade de « pays en voie de développement ». Les premiers appuient leur opinion par la dynamique que connait le Maroc depuis la fin des années 1990 couronnée par des progrès fort louables sur les plans économique, social, juridique, et institutionnel. Les seconds pensent qu’il est encore prématuré de parler d’émergence dans le contexte marocain arguant du fait qu’il reste pas mal d’efforts à fournir, notamment dans les domaines de la formation, de la recherche et développement, de la gouvernance, de la transparence des affaires et de la justice.
Il y a donc divergence de perception de l’émergence résultant entre autres de l’absence d’unanimité sur les critères définissant celle-ci. C’est que, faut-il le rappeler avec force, l’émergence ne se réduit pas à des performances macro-économiques (taux de croissance, PIB par habitant entre autres). Elle est pluridimensionnelle : économique, financière, humaine, sociétale, culturelle et écologique. Elle se mesure certes à l’aune d’indicateurs quantitatifs, mais elle est également d’ordre qualitatif. Malheureusement, plusieurs études ne prennent en considération que les dimensions économique et financière.
Cela étant rappelé, mon propos ici n’est pas de prendre position en tranchant pour tel ou tel camp, mais d’apporter ma contribution sur la question de l’émergence sous l’angle fiscal en traitant du « niveau de développement fiscal » atteint par le Maroc, comparativement aux pays développés et aux pays dits émergents.
Dans ce domaine, un auteur américain, H. Henrichs, a procédé à l’analyse de l’évolution des structures fiscales des pays à travers l’histoire en s’inspirant des « étapes de la croissance » du prix Nobel de l’économie W.W.Rostow. Il en a distingué 5 phases :
- la première se caractérise par l’importance des sources non fiscales (monopoles d’Etat) et des impôts traditionnels assis sur la production agricole et le cheptel ;
- au cours de la seconde s’accroit la part des droits de douane du fait de l’ouverture des économies sur l’étranger et du développement du commerce extérieur ;
- la troisième est marquée par la réduction des impôts directs traditionnels qui reposent essentiellement sur la propriété foncière et la production agricole ;
- avec la quatrième phase, la part des impôts indirects réalise une augmentation substantielle, conséquence d’un modèle de croissance basé sur la demande intérieure ;
- enfin, avec la cinquième phase on assiste à la prédominance des impôts directs qui reposent sur les revenus, les bénéfices et le patrimoine.
Par conséquent, sur le plan fiscal, un pays est classé selon sa structure fiscale, c’est-à-dire de la place qu’occupe dans ses recettes chaque catégorie d’impôts : sur la dépense, sur le revenu, sur le patrimoine, etc. Ainsi, d’après cette « périodisation », le Maroc se trouverait dans la quatrième phase.
En effet, l’analyse de l’évolution de la structure des recettes fiscales sur la période 1980-2014, retracée dans le tableau suivant[1], corrobore ce positionnement.
Le choix des années retenues dans cette période n’est pas fortuit :
- 1980 représente la fin du système fiscal mis en place au lendemain de l’indépendance et précède la réforme fiscale de 1984 qui a mis en place le système actuel de quelques années marquées par la sécheresse ;
- 1991 est la première année après la concrétisation progressive de la réforme fiscale de 1984 (TVA en 1986, IS en 1987 et IR en 1990) ;
- 2000 est l’année où furent entamés plusieurs chantiers de modernisation de l’administration fiscale ;
- 2014 est la dernière année où l’on dispose des recettes fiscales effectives publiées annuellement par le Trésor marocain.
La principale conclusion à tirer de la lecture de ce tableau est le trend ascendant de la part des impôts directs dans les recettes fiscales totales : ils représentent 43,7%[2] des recettes fiscales en 2014 contre seulement 25,5% en 1980 enregistrant un accroissement de 2 096% sur la période considérée. A l’inverse, la part des impôts indirects (droits de douane, TIC et TVA) qui prédominait en 1980 avec presque 65% n’en représente en 2014 que 47,4%.
Cette structure fiscale marocaine est presque identique, toutes choses étant égales par ailleurs, à celle des pays membres de l’OCDE puisque les impôts directs représentent, en moyenne, 39,6%[3] des recettes fiscales totales collectées en 2014 par ces pays[4] (33,7% des impôts sur le revenu et le bénéfice et 6% de l’impôt sur le patrimoine).
En comparaison, au Brésil et en Inde, pays classés émergents au vu de leurs prouesses macro-économiques (croissance du PIB, attrait des investissements étrangers et niveau atteint par les exportations), la part des impôts directs dans les recettes fiscales totales de ces pays est respectivement de 28,52%[5] et de 30,20%[6].
Ces progrès réalisés au Maroc en termes de recettes ont été accompagnés, qualitativement, surtout depuis le début de la décennie 2000, par des actions de modernisation de l’administration des impôts visant son adaptation aux mutations de son environnement économique, dont notamment :
- l’institution d’un système déclaratif synthétique basé sur la confiance autour de 4 impôts : la TVA, l’IS, l’IR et les droits d’enregistrement et timbre ;
- l’harmonisation des procédures administratives et fiscales ;
- la réorganisation administrative selon le type et la taille des contribuables : personne morale, personne physique ; professionnels, particuliers, grandes entreprises, TPME ;
- la formation des ressources humaines en management, communication, accueil et utilisation des nouvelles technologies ;
- le déploiement d’un système d’information moderne ;
- la mise en place des télés services (télé déclarations et télépaiements).
Par conséquent et à la lumière de l’évolution de la structure des recettes fiscales au Maroc ainsi que des améliorations qualitatives réalisées en matière d’administration de l’impôt, je serai tenté d’avancer, surtout si les impôts directs consolident leur part, que le Maroc est en passe de franchir la quatrième phase décrite ci-haut pour transiter vers la cinquième. En somme, il serait « en cours d’émergence fiscale ».
Et pour avoir participé à maintes reprises à des congrès organisés par le CREDAF (Centre de Rencontre Des Administrations Fiscales) dans des pays européens ou africains, je peux affirmer que le système fiscal marocain devance de loin pas mal d’autres systèmes africains et ressemble davantage aux systèmes occidentaux modernes sans pour autant atteindre leur efficience ou leur niveau de civisme. Pour y arriver, beaucoup d’efforts et de progrès restent à réaliser, notamment dans les domaines de :
- la consolidation des recettes par la transparence et le contrôle ;
- l’élargissement de l’assiette par la lutte contre le secteur informel ;
- la poursuite de la simplification des procédures administratives et fiscales ;
- l’investissement dans la formation et la pédagogie civique.
[1] Statistiques du Trésor marocain.
[2] Taux quelque peu majoré par rapport à la norme, vu des recettes exceptionnelles en 2014 dues au contrôle (10 milliards DH) et à des opérations de fusions.
[3] Statistiques des recettes publiques 1965-2014, OCDE.
[4] Dans certains pays (Canada, USA, Danemark, Norvège, Suisse, Australie et Nouvelle Zélande), ce pourcentage se situe entre 40 et 50%.
[5] Statistiques de l’OCDE, iLabrary.
[6] Indian public finance statistics.