L’un des hebdomadaires marocains titrait récemment en première page sur la nécessité de modifier le Code Général des Impôts (C.G.I.) afin d’adapter son contenu à la réalité que vivent les entreprises sur le terrain. Selon les informations communiquées par les services de la Direction des Impôts, ce travail de réforme sera mené conjointement avec les représentants des entreprises privées. Ces dernières souhaitent diminuer les dispositions législatives susceptibles de faire l’objet d’interprétations différentes et provoquer, en cas de vérification fiscale des agents de l’administration, des litiges inutiles et coûteux !
Malgré cette apparente ouverture, l’administration avertit qu’il y aura deux limites infranchissables dans cette réforme. D’abord, il ne sera pas question de modifier les dispositions légales qui relèvent exclusivement du pouvoir législatif. D’autre part, les contrôles fiscaux seront toujours axés sur les questions traditionnelles qui permettent aux vérificateurs de « faire leur recette ».
Si l’on prend en considération ces deux derniers points, en toute logique, nous pourrions affirmer, sans grand risque d’erreur, que ce projet de réforme du C.G.I. ne sera pas facile à mener.
L’administration n’acceptera aucune modification qui concernerait des questions de droit. Quant aux questions de fait, il est évident qu’il suffirait de donner aux contrôles fiscaux une nouvelle orientation par voie de circulaires internes ou de notes de service.
Permettre aux entreprises d’employer certains outils fiscaux conformément à l’esprit de la loi en abandonnant certains principes relevant davantage de la doctrine de l’administration serait appréciable. Seraient visées, notamment, les dotations aux comptes de provisions qui font l’objet d’une véritable « radicalisation ». Par ailleurs, tout en luttant contre la fraude fiscale sévissant dans certains secteurs de l’économie, les vérificateurs pourraient faire preuve de souplesse dans les questions touchant certaines indemnités que les entreprises doivent verser à leurs salariés. Aujourd’hui, ces indemnités sont parfois difficiles, voire même impossibles à justifier, compte tenu d’un environnement défavorable.
Il n’est pas difficile de constater les limites d’une éventuelle réforme de notre fiscalité si l’on continue à traiter les mêmes questions en ayant comme contrainte permanente, la recette et les dépenses fiscales.
Au-delà de ce constat, il existe un autre enjeu de taille. Celui de l’adaptation de la fiscalité à l’évolution globale de l’économie. Cette problématique n’est pas spécifiquement marocaine, elle est mondiale !
Mais le Maroc y gagnerait sans doute s’il faisait preuve d’innovation. Depuis le 1er janvier 2017, nous avons adopté un nouveau système de déclaration et de paiement de l’impôt. Malgré quelques inconvénients, selon les informations qui nous sont communiquées par différentes sources, la digitalisation des procédures de déclaration et de paiement de l’impôt semble réussir. Nous venons de franchir un pas important mais il devrait être suivi d’une réforme totale de la fiscalité en vue de la préparer aux modifications profondes que traversent l’économie marocaine et mondiale.
Nous vous proposons de présenter quelques points saillants des changements qui seront induits par l’économie digitale et les faiblesses de la fiscalité face à ces changements.
Nous aborderons ensuite les limites de tout système fiscal devant les bouleversements importants que connaîtra l’économie et qui pourraient placer la plupart des administrations fiscales dans des situations de difficulté croissante. Quelques suggestions seront aussi faites afin de dépasser ces limites.
- L’économie digitale et les grands changements qu’elle entraînera
Amorcée depuis une trentaine d’années, l’économie digitale avance à grands pas depuis une décennie. La vitesse que prennent les changements est impressionnante. Cet article ne prétend pas établir un état des lieux complet sur cette question car de nombreux experts l’ont déjà fait et tous sont en accord avec le caractère inconnu de certains changements. Nous aborderons, à titre d’exemple, certains aspects importants en soulignant le fait qu’ils instaurent de nouvelles méthodes d’organisation et de gestion que notre fiscalité aura du mal à appréhender. Sans aller jusqu’à dire que nous ne savons rien des changements qui nous attendent, nous pouvons affirmer que les tendances de notre environnement ne sont pas toujours suffisamment identifiées lorsque l’on se place sur le moyen terme. Que dire alors des prévisions à long terme ?
De toute évidence, le simple fait de se poser les questions essentielles est un point positif qui pourrait constituer la base d’études sérieuses et de simulations pertinentes. Bien entendu, nous privilégierons les domaines qui ont atteint un degré de maturité suffisant pour rendre possibles les adaptations indispensables.
À ce titre, l’une des nouveautés ayant complètement métamorphosé les pratiques commerciales a été le commerce électronique. Les administrations fiscales l’ont vu s’installer progressivement dans notre économie. Ont-elles réussi s’y adapter ?
– Le commerce électronique
Le commerce en ligne est l’une des premières manifestations de l’économie digitale. Les conditions dans lesquelles il s’exerce sont totalement différentes de celles qui ont été établies avant l’ère numérique. Ces conditions ne cessent de se transformer avec l’évolution constante du réseau internet et toutes les applications qui gravitent autour. Aujourd’hui, par exemple, des transactions commerciales importantes peuvent être conclues sans que les parties ne se plient aux exigences instituées par le droit commercial ni celles de la fiscalité. Malgré toute la littérature élaborée par les experts à ce sujet et quelques textes timides adoptés, il est pratiquement impossible d’appréhender tous les revenus générés par des opérations de commerce électronique, même lorsque l’entreprise qui les a réalisées est établie sur le territoire assujetti. Ce caractère virtuel est encore plus prononcé dans les opérations transfrontalières.
L’Europe a légiféré en la matière sans toutefois permettre aux États membres d’atteindre un degré optimal de recouvrement des impôts et taxes dus par les e-entrepreneurs[1].
Au Maroc, la loi sur la protection du consommateur a institué quelques dispositions sur le « commerce à distance »[2] mais le droit fiscal reste complètement dépourvu de mesures relatives au commerce électronique. Toutes ses clauses concernant la taxation des opérations commerciales et industrielles sont adaptées aux opérations réalisées dans des conditions traditionnelles[3].
Par ailleurs, il semble évident que toute vérification des opérations réalisées par les agents de l’administration fiscale pourrait s’avérer difficile et peut-être même totalement impossible en l’absence de support juridique précis et de documentation.
Néanmoins, au plan théorique, les services de l’administration fiscale gardent toujours la possibilité d’utiliser l’arme de la « taxation d’office »[4] dans l’hypothèse où une information fondée lui permette de prendre connaissance des activités réalisées.
– La réalisation d’opérations sans flux monétaire apparent
L’une des caractéristiques de certaines activités réalisées à travers le réseau internet est l’absence de contrepartie monétaire directe ou une contrepartie monétaire symbolique. Ceci est justifié par le fait que les entreprises concernées offrent des services gratuits ou quasi-gratuits afin de pouvoir collecter des informations qui, elles, génèrent des revenus conséquents au point de permettre des niveaux de capitalisation remarquables. De plus, la plupart des entreprises intervenant dans ce marché très juteux sont « mondiales » ce qui ajoute de la difficulté aux procédures visant à appréhender le revenu dans un pays déterminé. Il n’est pas possible d’analyser ici le mode opératoire de ces entreprises, le simple constat que nous effectuons est suffisant pour mettre en évidence notre problématique. Notre objectif n’est pas de dénoncer d’éventuelles situations d’évasion fiscale ou de non-imposition de fait de certaines activités. Nous souhaitons surtout présenter une présomption sérieuse d’inefficacité de la plupart des systèmes fiscaux devant la profonde transformation des économies en raison de leur digitalisation.
Cette « virtualisation » est, de surcroît, en plein essor et va, selon la plupart des auteurs, concerner de plus en plus d’activités rendant les législations fiscales chaque jour moins adaptées.
La « mise à jour » des systèmes fiscaux ne sera pas aisée en raison de l’ampleur des bouleversements que subira notre environnement économique mais elle est réalisable. En effet, des évènements passés ont démontré que les politiques fiscales réussissent souvent à suivre les développements économiques et sociaux. Nous pourrions même dire qu’elles doivent le faire en permanence. Cette dernière préoccupation est habituellement à la charge des décideurs qui ont la responsabilité de déterminer la meilleure politique fiscale à appliquer afin d’optimiser les recettes fiscales tout en procédant aux ajustements nécessaires. Sans ces ajustements, le système fiscal pourrait cesser de produire les effets escomptés.
Au Maroc, par exemple, il a été nécessaire de réformer totalement la fiscalité des entreprises afin de prendre en considération les nouvelles politiques de l’État en matière d’investissement industriel. Une fiscalité disparate et inadaptée a été progressivement remplacée par un système dit « moderne » constitué de deux impôts directs[5] et une taxe à la consommation[6]. Dans le même temps, le système fiscal a supprimé les nombreuses « niches fiscales » établies sous forme d’avantages de toutes sortes afin, notamment, d’élargir suffisamment l’assiette de l’impôt et diminuer les taux. Cette réforme a été finalisée par l’adoption d’un code général des impôts, outil de simplification.
Ces mouvements justifient une certaine vigilance de la part des décideurs qui agissent comme le chef d’entreprise devant adapter en permanence sa stratégie aux changements, au risque de disparaître. Les questions pertinentes relatives à la continuité de ce mouvement sont posées. Nous le constatons en suivant l’actualité économique. Il est question de digitalisation de l’économie dans plusieurs études et conférences animées par nos meilleurs experts. Mais il est nécessaire d’aller plus loin dans la réflexion et, surtout, d’accompagner la pensée par des gestes concrets. Au plan fiscal, la mise en place d’un système de télé-déclaration est une bonne décision qui traduit le souci d’accompagner les changements de notre économie. Mais Les enjeux sont tellement importants qu’une veille stratégique dans le domaine de l’adaptation de la fiscalité à la digitalisation de l’économie ne serait pas inutile. Si cette cellule existe déjà, il est temps qu’elle produise des éléments concrets susceptibles de se transformer en projets de réforme !
Le projet de modification du C.G.I., à notre avis, ne s’inscrit pas dans cette logique car, probablement, les préoccupations des parties sont différentes et, pour le moment, ne tiennent pas compte des enjeux de la digitalisation de l’économie.
– La disparition de certaines activités
Comme le commerce des biens, plusieurs activités de prestation de services se sont installées dans le réseau internet et, de ce fait, n’ont plus « pignon sur rue ». Elles ne sont donc plus visibles dans notre environnement économique. Par exemple, la plupart des consommateurs de produits de transport aérien, d’hôtels et de circuits touristiques procèdent à leurs réservations et paiements en ligne, en utilisant leurs ordinateurs ou leurs téléphones intelligents. Les agences de voyage sont donc en voie de disparition, cédant la place à des entreprises présentes uniquement sur internet.
Les professionnels du voyage ne sont pas les seuls à être touchés par le phénomène de la numérisation, d’autres prestataires, et non des moindres, sont aussi visés. Les assureurs et les banquiers font partie de ces activités. Cela ressemble à de la science-fiction, pourtant il s’agit bien d’un mouvement continu et irréversible. Il est urgent de le prendre en considération de manière complète et envisager les mesures à prendre sur tous les plans. Nous nous intéressons ici principalement aux mesures fiscales qu’il est indispensable de prendre afin d’atténuer les effets destructeurs de ce mouvement. Dans le paragraphe précédent, nous avons lancé quelques signaux qui nous semblent assez pertinents. Ils sont applicables pour cette question de manière plus urgente car la disparition de certains prestataires du champ visuel de l’administration fiscale se traduira, inéluctablement, par une baisse de recettes fiscales.
Nous l’avons répété, réussir ce pari ne sera pas chose aisée mais il est indispensable de réfléchir et se préparer car une inaction serait fatale.
Sans avoir la prétention de résoudre cette question essentielle, nous consacrerons la seconde partie de cet article à quelques propositions qui pourraient constituer des solutions. Nous les présenterons en mettant en évidence les limites du système fiscal actuel.
- Limite des systèmes fiscaux et proposition de solutions
La quasi-totalité des systèmes fiscaux est bâtie sur une architecture traditionnelle fondée sur des concepts d’ordre patrimonial, de revenus et de profits. L’efficacité du système est donc toujours évaluée selon sa capacité à appréhender les modifications patrimoniales pouvant justifier un revenu et/ou un profit imposable.
La fiscalité marocaine ne semble pas déroger à ce principe fondamental.
Si l’on se réfère au C.G.I., il s’avère en effet que ce document est subdivisé, principalement, en plusieurs grands centres d’intérêt, quels que soient les impôts visés, notamment :
. Les éléments nécessaires à l’évaluation des revenus réalisés par les contribuables ;
. Les dispositions relatives aux charges ;
. Les articles visant les conditions de détermination des profits ;
. Les barèmes d’imposition :
. Les conditions de paiement des impôts et taxes ;
. Le contrôle de l’administration des informations déclarées par les contribuables ;
. Les procédures de réclamation et de vérification.
Toute la gestion des opérations liées à l’impôt se déroule à l’intérieur de ce périmètre.
Or, nous avons précisé plus haut que les modifications induites par la digitalisation de l’économie vont avoir un effet destructeur sur les composantes essentielles de ce périmètre. Les charges et les revenus de certains contribuables seront « délocalisés » en raison des métamorphoses qui surviendront dans leur mode opératoire. Ceci accentuera les difficultés rencontrées par l’administration fiscale en vue d’appréhender le revenu ou le profit et l’imposer. Même les dispositions relatives au contrôle de l’impôt pourraient, à terme, s’avérer complètement obsolètes.
Il est par conséquent impérieux de revoir complètement ce système fiscal afin d’éviter sa faillite.
Cette volonté doit être suffisamment forte et dépasser les idées préconçues selon lesquelles le système fiscal doit évoluer suivant les contraintes de l’administration et les exigences budgétaires.
Le temps des ajustements en matière de fixation de barèmes d’impôts et de détermination de programmes de vérifications est révolu. Il est nécessaire de prendre en considération, non pas un ou plusieurs groupes de contribuables, mais l’économie toute entière, placée dans un contexte mondial.
L’une des solutions qui pourrait permettre aux administrations fiscales de passer l’épreuve de la digitalisation avec succès est la transformation des barèmes d’imposition en taux forfaitaires. Curieusement, ces administrations brandissent l’arme du taux forfaitaire dès que la situation ne leur permet plus d’appliquer le taux réel ou lorsque l’environnement de l’entreprise comporte des éléments d’incertitude.
Des exemples concrets illustreront nos propos pour en faciliter la compréhension.
Notre C.G.I. propose une imposition forfaitaire aux sociétés non résidentes adjudicataires de marchés de travaux, de construction ou de montage[7].
Cette proposition se justifie car il est très difficile de déterminer avec précision le profit réalisé par la société adjudicataire non résidente, compte tenu du fait que plusieurs intrants et prestations ne sont pas fournis par des sociétés établies au Maroc. De plus, le statut de contribuable est concrétisé, territorialement, par une notion assez floue, « l’établissement stable ». Rappelons que cette notion est proposée par le droit international à travers un modèle de convention fiscale[8].
Pour les mêmes motifs d’extraterritorialité un taux forfaitaire est appliqué à certaines opérations réalisées par des entreprises non établies au Maroc[9].
Ce système du forfait, bien qu’il ait été longtemps considéré comme une sorte de « dérive fiscale », semble présenter des avantages pouvant constituer un moyen d’adaptation, au moins transitoire, à la digitalisation de l’économie.
Les contribuables seraient « protégés » par la numérisation de leurs opérations et les administrations le seraient également par un moyen efficace d’imposition. Ces dernières pourraient assurer un recouvrement normal.
Voici plus de 30 ans, un homme politique français, candidat à l’élection présidentielle, avait proposé une simplification de la fiscalité des entreprises par l’application d’un taux faible unique à tous les contribuables, proposition vite décriée par les autres candidats qui l’ont considéré injuste et utopique.
Aujourd’hui, elle semble moins utopique que ce nous décrivent les experts de l’économie digitale !
[1] Directive européenne du 8 juin 2000 sur le commerce électronique
[2] Loi n° 31-08 du 18 février 2011
[3] Taxe sur la valeur ajoutée, Impôt sur les Sociétés et Impôt sur le Revenu
[4] Article 228 et 229 C.G.I.
[5] Impôt sur les sociétés et impôt sur le revenu
[6] Taxe sur la valeur ajoutée
[7] Article 19-II C.G.I.
[8] Modèle de convention de L’Organisation pour la Coopération et le Développement Économique – O.C.D.E.
[9] Article 16 C.G.I.