Quid de l’existant ?
Le financement des entreprises est une question cruciale dans toutes les économies du monde. Plusieurs travaux académiques ont tenté de comprendre l’impact des marchés financiers sur l’économie des pays concernés. Dans la région MENA qui est celle de notre ancrage, on montre que le financement par l’introduction en bourse se limite à une petite élite d’entreprises notamment les plus grandes parmi elles. De ce point de vue, la bourse de Casablanca s’en sort relativement bien puisque à en croire les classements des dernières années, elle se hisse à la cinquième place dans la région MENA selon l’importance de la capitalisation boursière ; elle occupe même en Afrique, la seconde position en termes de capitalisation et la 3ème en termes de volumes des transactions (pour l’année 2018). Beaucoup d’efforts ont été déployés et continuent pour attirer plus d’entreprises à ouvrir leur capital et oser le pas de la bourse. Néanmoins, cet enthousiasme s’atténue rapidement quand on raisonne su point de vue du nombre d’entreprises cotées et de son évolution ; rapidement alors on s’efforce de constater la faible ampleur relative du nombre d’entreprises introduites sur la place (74 entreprises) malgré l’existence d’un potentiel important d’entreprises qui répondent aux critères d’introduction, et ce, comparativement à d’autres places régionales telles que la bourse de Johannesburg avec plus de 400 sociétés cotées et celle du Caire (avec plus de 300 entreprises cotées), pour n’en citer que celles là.
Cette donne soulève plusieurs interrogations de la part des acteurs concernés et interpelle plus que jamais une réflexion collaborative poussée impliquant notamment les académiciens sur les raisons de la réticence des entreprises marocaines de s’ouvrir aux possibilités offertes par l’introduction en bourse. Ce travail a été mené dans le cadre d’un partenariat entre notre groupe de recherche « Chaire des entreprises familiales » de « ESCA Ecole de Management et le CFC. Dans le cadre des travaux de recherche menés par notre groupe de recherche, nous nous sommes depuis des années intéressés à cette problématique à enjeu décisif en appréhendant l’impact du caractère familial des entreprises sur leur prédisposition à ouvrir leur capital à des actionnaires externes. Cette initiative nous a semblé importante quand on sait que quasiment 95% des entreprises marocaines sont familiales.
Elle nous a permis de tirer des conclusions pertinentes sur les actions à promouvoir par les autorités concernées pour dynamiser ce vecteur financier fondamental pour notre économie dans la perspective d’une stratégie d’ouverture économique de plus en plus prononcée.
La réticence des entreprises Marocaines d’aller vers la bourse tient de la nature du contrôle familial de la majorité d’entre elles :
Pour comprendre la réticence de nos entreprises familiales à intégrer la possibilité qu’offre l’ouverture de leur capital notamment par le biais de l’introduction en bourse, il est essentiel de revenir aux motivations qui animent les familles ne serait-ce que dans certaines phases de l’évolution de l’entreprise. Ces associés tellement originaux sont mus par la préservation du succès de leurs entreprises familiales et surtout par leur pérennisation. Cet enjeu passe par le maintien de la culture et la stabilité familiales et par des stratégies qui font primer le long terme. Et c’est cette croyance de réussite sans faire appel à la tierce partie et la peur de perdre le consensus et le contrôle de l’entreprise qui rendent nos entreprises familiales réticentes à aller à la Bourse. Concrètement, les chiffres montrent que seules 16 des 74 entreprises cotées sur la place casablancaise sont sous contrôle familial et que 41 entreprises parmi les cotées font partie des 1000 plus grandes entreprises au Maroc.
Ce qui est étonnant quand on analyse la morphologie des sociétés cotées familiales, nous constatons qu’elles incluent des sociétés de taille petite relativement par rapport aux grandes cotées. Ainsi la société Cartier Saada et Dari Couspate ont pu à la fois renforcer leur capital réputationnel et leur notoriété sur leurs marchés respectifs et financé leur plan de développement dans des conditions très sereines grâce à leur vision stratégique et à la transparence qu’ils ont pu insuffler dans leur processus décisionnel et de gouvernance. La question qui surgit alors est de savoir pourquoi peu d’entreprises familiales de taille moyenne ont-elles franchi ce pas de l’introduction en bourse. Pourtant, les faits montrent qu’elles réussissent ce processus quand elles l’ont osé.
Quand elles sont cotées, les entreprises familiales surperforment les autres :
Malgré les spécificités qui caractérisent les entreprises familiales et qui sont souvent incriminées d’une forte tendance à la discrétion et du culte du secret, plusieurs recherches ont démontré paradoxalement que celles cotées en Bourse sont plus performantes financièrement que les entreprises non familiales et représentent de ce fait de bonnes opportunités pour les investisseurs. Elles offrent un potentiel de gain, surtout à long terme et sont moins risquées que le marché. Dans une recherche menée par notre collègue Mohamed Mounir Amine ; dont l’étude reste une référence en la matière au Maroc, sur l’échantillon étudié de 16 valeurs, et en se basant sur les critères Rendement-Risque, l’auteur constate que les entreprises familiales ont une performance, statistiquement significative, supérieure à celle du marché représenté par l’indice Masi.
La dynamique de la bourse passe alors par une action ciblée auprès des entreprises familiales :
L’introduction en bourse pour la majorité des entreprises marocaines n’est pas qu’une affaire de financement. Si nos acteurs des marchés financiers veulent réussir à stimuler la dynamique de la bourse ; ils devraient mener une profonde action de sensibilisation aux avantages que présente une introduction en bourse pour la communauté des associés familiaux. Trois raisons au moins nous paraissent aujourd’hui plus que jamais défendables de ce point de vue.
En premier lieu, une réflexion sur le succès familial tant clamé montre qu’au tout début, cette réussite est tributaire de deux facteurs, la continuité et la force de l’engagement des membres familiaux. L’enjeu de la continuité dépend de la capacité d’organiser la succession dans le temps. La force de l’engagement, elle, est souvent victime d’une atténuation dans le temps : plus le cercle familial s’élargit, plus les membres familiaux n’ont plus forcément envie de rester dans l’entreprise et plus encore l’asymétrie en information s’intensifie entre membres familiaux impliqués dans l’entreprise et ceux qui sont en dehors. Avec le temps, l’amour porté pour l’entreprise et le sentiment d’appartenance finissent par s’affaiblir. Le lien familial qui jadis jouait le rôle de renforcement devient alors un facteur d’affaiblissement quand il devient porteur des germes de la conflictualité et de la lutte pour le pouvoir ou l’argent. Tant que l’on ne peut assurer une possibilité de sortie pour ces membres familiaux, le processus ne pourrait que s’aggraver. L’introduction en Bourse facilite la sortie des branches non impliquées de la famille parfois révoltées et leur offre cette possibilité à un prix de référence objectif pour leurs titres.
L’introduction en Bourse permet aussi de renforcer les possibilités de financement dans le cadre de stratégies de développement dynamiques parfois encore plus vitales au sein de nos entreprises familiales. L’élargissement de l’éventail des possibilités d’accès au capital offre l’occasion de mener des investissements de diversification là où souvent le patrimoine est quasi- totalement impliqué dans l’entreprise, d’incuber les projets novateurs issus es jeunes membres familiaux et qui sont vitaux pour la préservation de la dynamique et de la fibre entrepreneuriales au sein de la famille. Dans la même lignée, l’introduction permet de maitriser l’endettement et le risque de faillite tant craint au sein des familles. Nous pouvons évoquer les cas connus d’entreprises familiales ayant perdu leur contrôle en raison de leur acharnement à préserver le contrôle absolu du capital social se sont trouvées surendettées et ont fini par perdre le contrôle de leur entreprise (cas de Marionaud en France, Comarit au Maroc…).
Enfin, l’introduction en Bourse est un vecteur fondamental à l’instauration des bonnes règles de gouvernance. En effet, quand on analyse les situations d’échec les plus connues des entreprises familiales, on retrouve souvent des raisons liées à un manque de discipline au niveau de leur stratégie financière. Souvent, au sein de nos entreprises familiales, on cultive des stratégies de croissance surdimensionnées et parfois juste pour des questions d’égo et sans aucune référence au potentiel de marché et aux critères financiers du risque et de la rentabilité. Cet emballement décisionnel couplé à une fausse croyance que le financement familial est gratuit (alors que le capital familial est patient, mais n’est pas gratuit à terme) finit par saper le contrôle familial de l’entreprise et provoquer son implosion. Le fait d’introduire des actionnaires externes dans le tour de capital et de nommer parfois des administrateurs indépendants permet à la famille de revenir à la sagesse décisionnelle en instaurant les mécanismes de la transparence et de la conformité. L’introduction en Bourse est alors l’occasion de professionnaliser les processus décisionnels, d’éclaircir les frontières entre la famille et l’entreprise et de se soumettre aux règles et aux normes du marché. L’introduction en Bourse purifie l’entreprise familiale en exfiltrant la mauvaise graine familiale et en ne gardant que la dimension familiale saine qui milite pour le long terme, la création de valeur pour les actionnaires, les clients et toutes les parties prenantes. Dans ces circonstances, l’introduction en Bourse devient un facteur de renforcement de la continuité du contrôle familial quand elle est organisée de manière anticipée et raisonnée. En effet, certains exemples nous rappellent à juste titre que la bonne gouvernance est un préalable obligatoire à l’introduction en bourse.
Rappelons à cet égard les cas d’entreprises familiales qui sont parties à la Bourse sans s’y préparer réellement et que cette introduction soit devenue à certaines phases non pas un facteur de notoriété, mais plutôt un moteur d’aggravation et d’amplification des crises vécues (cas de la SNEP).