Auteur : Brahim ALLALI
L’analyse des échecs dans les familles en affaires révèle que la principale cause en est l’absence ou le déficit de la communication au sein de ces familles. Et comme la nature a horreur du vide, la présomption y prend très vite place : on présume, souvent à tort, que le successeur pressenti est d’accord pour prendre la relève ou qu’il ne l’est pas; on présume que les membres de la famille partagent la manière dont le dirigeant gère l’entreprise familiale; on présume que toute la famille est d’accord sur les valeurs fondamentales et le code de conduite que doit respecter chacun de ses membres; on présume que tout le monde voudrait garder l’entreprise au sein de la famille; etc.
Ian Marsh écrit dans son article intitulé « Getting your Brain in Gear – Communication in Family Businesses » paru dans le volume 17 de Tharawat Magazine : « Most families become aware of a lack of communication when its effects are felt in relations between family members, and that realisation itself often makes the miscommunication worse.” Page 32.
Tout en reconnaissant la justesse de cette affirmation, nous devons cependant la nuancer dans le contexte socioculturel arabe des familles en affaires. En effet, étant en règle générale très respectueux des aînés, les jeunes de ces familles, au lieu d’entrer en conflit direct avec leurs parents, préfèrent souvent et de plus en plus développer des carrières indépendantes à l’extérieur des affaires de la famille. Les conflits n’y apparaissent alors que beaucoup plus tard ou, plus précisément, beaucoup trop tard, souvent au moment de la succession, lorsqu’on s’aperçoit que personne n’est plus intéressé par la reprise de l’entreprise familiale.
Inversement, l’analyse des familles en affaires à succès montre sans équivoque que leur réussite et leur pérennité sont favorisées par le maintien de l’harmonie au sein des membres de la famille à travers une communication franche, intense et fluide. Or, plus on avance dans les générations et plus le nombre des membres de la famille se multiplie et plus la communication directe entre tous ces membres devient difficile. Avec le relâchement des liens communicationnels, c’est également la confiance entre les membres de la famille qui tend à faiblir. Comment amener par exemple une soixantaine de cousins et cousines géographiquement dispersés dans différents endroits de la planète à discuter et à se mettre d’accord sur des questions relatives à la gestion et au développement de l’affaire familiale?
C’est là où la constitution familiale trouve son intérêt dans le contexte des familles en affaires. En termes très simples, la constitution familiale, également appelée protocole familial et charte familiale, est pour la famille et ses instances de gouvernance comme le Conseil de famille, ce que la constitution nationale est pour le parlement et le gouvernement du pays. Elle énonce clairement la mission de la famille en affaires, sa vision, ses valeurs fondamentales, son code de conduite, les critères d’appartenance à la famille, etc. De même, elle définit les instances de gouvernance familiales comme l’Assemblée familiale, le Conseil de famille, le Bureau familial, etc. et en décrit l’organisation et le mode de fonctionnement. Y sont également décrites des règles pour prévenir les conflits entre les membres de la famille en affaires et pour les résoudre en cas de survenance. On y trouve par exemple les conditions régissant le travail d’un membre de la famille dans l’entreprise familiale, de même que sa rémunération, ou encore les conditions de représentation familiale au sein du Conseil d’administration, etc.
Comme les dispositions de la charte sont énoncées d’une manière impersonnelle conformément à la règle de la justice procédurale, elles s’appliquent également et équitablement à tous les membres de la famille, sans favoritisme ni discrimination. De cette manière, les conflits entre les membres de la famille sont réduits au minimum et les personnes censées représenter les intérêts de tous les membres sont élues d’une manière transparente, conformément aux dispositions de la constitution. Nul besoin alors pour les cousins et cousines de se connaitre, de se fréquenter et de se témoigner mutuellement confiance les uns envers les autres pour que l’harmonie règne au sein de la famille.
Idéalement, la constitution familiale doit être rédigée à la première génération, même si à ce moment-là, la communication et la confiance entre les membres de la famille sont encore fortes et le besoin de prévenir les conflits n’est pas encore pressant. Elle doit être révisée chaque fois qu’une nouvelle situation apparait qui appelle à modifier une disposition ou à en ajouter une nouvelle. En effet, l’expérience montre que les difficultés sont considérables pour rédiger une nouvelle constitution après la première génération quand la confiance commence à fléchir entre les membres de la famille. Paradoxalement, c’est à cet instant que l’on a le plus besoin de disposer d’une constitution pour prévenir les conflits occasionnés par le déficit communicationnel et l’affaiblissement des relations de confiance.
Étude de cas :
En avril 2012, j’ai été invité par un ami membre d’une puissante famille en affaires casablancaise de quatrième génération à animer un atelier de formation sur les leviers de l’harmonie familiale au profit des membres de sa famille. Lors de la préparation dudit atelier, je fus surpris d’apprendre qu’il n’y avait aucun conflit entre les membres de ladite famille. Cependant, lors du déroulement de l’atelier, auquel ont pris part des membres des trois dernières générations et en utilisant des télévoteurs permettant de répondre d’une manière anonyme à certaines questions, tout le monde fut déconcerté en découvrant que les membres de la famille ne pouvaient pas se mettre d’accord sur des questions fondamentales comme les valeurs de la famille et ses priorités ni sur les critères définissant l’appartenance à la famille.
À l’issue de l’atelier, les membres de la famille m’ont donné mandat pour les aider à rédiger une Constitution familiale. Là, je découvris que s’il n’y avait pas de conflits entre les membres de la famille c’est parce que ces derniers, exaspérés par les façons de faire de l’actuel dirigeant, avaient déserté les affaires de la famille pour développer des carrières indépendantes. Il n’a pas été facile de rédiger une nouvelle constitution pour cette famille tant les divergences des points de vue et la méfiance étaient considérables entre ses membres. Cependant, une fois rédigée et approuvée après un travail intense et itératif qui ressemble à une danse d’abeilles, l’harmonie est revenue au sein de la famille. Plusieurs des membres ont déclaré leur intention de retourner dans l’entreprise familiale et le dirigeant, qui venait de comprendre que le temps était venu de se retirer, a reconnu : « Je me rends aujourd’hui compte que nous devions nous doter d’une Constitution familiale il y a plus de 25 ans, mais il vaut mieux tard que jamais. »