Dans la plupart des pays et sans doute davantage dans ceux qui sont en voie de développement, il existe des activités exercées de manière occulte, les personnes qui les entreprennent ne souhaitant pas se plier aux règles en vigueur en matière fiscale ainsi que d’autres domaines d’intervention de l’État, comme la santé publique, le droit social ou la sécurité. Ces activités peuvent revêtir des formes et des tailles variées mais elles ont un domaine de prédilection, le commerce. Elles concernent aussi bien le petit commerçant de rue ou le prestataire de services agissant seul, que l’entreprise immatriculée qui réalise une partie de ses affaires sans les déclarer. Les institutions internationales qui ont examiné ce véritable fléau lui ont attribué un terme général, « économie informelle ».
Cette économie s’est développée considérablement et s’est diversifiée. De son secteur traditionnel, le commerce, elle a migré vers d’autres secteurs à la recherche de profit. Nous la trouvons même dans l’industrie lorsque l’entrepreneur engage du personnel sans le déclarer ou décide de placer une partie de l’activité dans l’ombre, le fameux « noir » ! Ce « « noir » sévit depuis longtemps dans l’immobilier et les autorités, malgré les efforts qu’ils ne cessent de consentir afin de l’éradiquer, peinent à en venir à bout. L’économie informelle peut aller plus loin en s’adonnant à des activités interdites, reliant ainsi le crime économique au crime tout court. C’est le cas lorsque ces « entrepreneurs » organisent des trafics variés comme le commerce de la drogue ou la contrebande.
Il est indéniable que ce fléau nuit considérablement aux économies qu’il ronge telle une gangrène et cause un tort irrémédiable aux entreprises et aux citoyens qui payent leurs impôts et charges sociales. Ces derniers se retrouvent dans la situation la plus injuste qui puisse être, le financement, seuls, des dépenses de l’État. Au Maroc, l’économie informelle a pris tellement d’importance que l’on n’hésite pas à la qualifier de « secteur informel ». Selon les données les plus récentes qui datent du mois de décembre 2014, ce secteur emploierait 41% de la main d’œuvre du pays, hors agriculture et fonction publique. C’est peut-être là le motif qui pousse les autorités du pays à agir avec prudence !
Il représente 14% du produit intérieur brut, avec 1.5 million d’unités productives !
Ces activités échappent totalement à toutes les obligations fiscales et sociales, ce qui ne manque pas de générer une concurrence des plus déloyales envers les « concurrents » du secteur formel. Il réussit à détruire des entreprises et imposer sa « loi ». Les décideurs marocains en sont parfaitement conscients mais ils agissent, de l’avis général, plutôt timidement. Faisons le point dans cette publication de ces actions, en nous concentrant sur celles qui relèvent de la fiscalité. Depuis les années 1980, au début de la grande réforme fiscale entamée par le Maroc, il a toujours été question de l’élargissement de l’assiette fiscale, principale condition nécessaire en vue de procéder à une baisse significative des taux et réduire la pression qui pèse sur les entreprises et les personnes physiques, au plan fiscal.
Mais comment réussir ce pari sans mener des actions efficaces et décisives contre « la pieuvre », le secteur informel ?
- Baisse des taux d’imposition
Le premier mouvement qui a été déclenché est la baisse continue des taux d’imposition, tous impôts et taxes confondus. Avec la lutte contre l’informel, cette baisse aurait pu permettre aux décideurs de faire « d’une pierre deux coups », alléger la fiscalité et inciter les entrepreneurs de l’informel à rejoindre la légalité. Nous ne pensons pas que ces mesures ont créé totalement l’effet escompté, bien que nous admettrons qu’une réduction du secteur de l’informel a été opérée . Mais ses proportions sont toujours inquiétantes et gênent considérablement le développement économique. Nous avons même assisté, durant les cinq dernières années, à une augmentation de certains taux d’imposition ainsi que la remise en cause d’acquis sous forme d’avantages fiscaux. Nous comprenons que cela est nécessaire pour des motifs budgétaires tout en compromettant la stabilité de notre système fiscal.
- Octroi de cadeaux fiscaux
Ce second type d’action a été souvent tenté au Maroc mais il semble que ses effets n’ont pas été concluants. Le dernier en date est la possibilité d’apporter les éléments constituant une entreprise individuelle à une société sans le coût fiscal habituellement généré par une telle opération. Rappelons que l’apport dont il s’agit serait, normalement, traité comme une opération de cession et entraînerait, le cas échéant, l’imposition d’un profit latent. Par ailleurs, s’agissant d’une transformation importante, elle pourrait être considérée comme la création d’une personne morale et la cessation des activités de l’entreprise individuelle.
Sans aller jusqu’à examiner les incidences fiscales complexes de cette opération, soulignons qu’elle n’a été soumise qu’à des droits d’enregistrement et de mutation réduits afin d’encourager les personnes intéressées. Il n’est point besoin d’insister sur le fait que cette mesure fiscale s’adressait principalement au secteur de l’informel, une invitation à sortir de la « clandestinité » à moindre coût fiscal. Nous doutons de son efficacité car la même mesure a été reconduite trois (3) fois lors de l’adoption des lois de finances pour les années budgétaires 2013, 2014 et 2015. Le législateur a ainsi insisté, probablement en raison d’un faible « achalandage ». Plus récemment, dans la loi de finances pour l’année budgétaire 2016, il a été décidé un réaménagement des taux relatifs aux majorations et pénalités lorsque le contribuable accepte de déposer une déclaration rectificative. C’est en quelque sorte, la possibilité de se racheter à coût fiscal réduit.
Des mesures similaires ont été décidées par l’administration de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale permettant de déposer des déclarations rectificatives sans pénalités, ni amendes. Si nous nous permettons la fameuse expression « la carotte et le bâton », nous dirions que les exemples cités ci-dessus constitueraient « une carotte ». Qu’en est-il du « bâton » ? Il existe dans le Code Général des Impôts – C.G.I. – de nombreuses mesures qui pourraient permettre à l’administration fiscale de lutter de manière efficace contre le secteur informel et le noir. En voici quelques-unes :
- La vérification fiscale
Les services de l’administration fiscale ont la possibilité de vérifier les déclarations déposées par les contribuables mais aussi toutes les situations qu’ils considèrent comme devant être fiscalisées. De plus, dans l’hypothèse selon laquelle ces situations existent sans qu’ils aient reçu les déclarations correspondantes, conformément aux dispositions légales en vigueur, ils peuvent utiliser un moyen efficace, celui de la taxation d’office instituée par l’article 229 du C.G.I. Selon ces dispositions, dans le cas où le contribuable ne dépose pas ses déclarations ou refuse de se soumettre au contrôle fiscal, l’administration pourrait, sous certaines conditions citées par la loi, appliquer une taxation d’office en utilisant des données dont elle disposerait.
Il semble que les services de l’administration fiscale aient décidé d’utiliser plus souvent cette « arme » si l’on en juge par les mesures fiscales complémentaires apportées par la loi de finances pour l’année budgétaire 2016. Ces mesures ont élargi la prescription (période durant laquelle l’administration pourrait vérifier un contribuable) à dix (10) années, au lieu de quatre (4) années, lorsque le contribuable n’a pas déposé ses déclarations. Remarquons que cette période de dix (10) années n’a pas été choisie de manière fortuite. L’administration fiscale a adapté cette mesure à l’article 211 du C.G.I. fixant le délai de conservation des documents comptables, lui-même inspiré des dispositions du code de commerce. Afin d’optimiser son action, l’administration pourrait combiner les effets d’une vérification fiscale avec celles d’autres mesures, notamment celles qui ont institué l’évaluation des dépenses des contribuables lors de l’examen de l’ensemble de la situation fiscale ou celles qui concernent la pénalisation de la fraude fiscale.
- L‘évaluation des dépenses des contribuables lors de l’examen de l’ensemble de la situation fiscale du contribuable
Ces mesures ont été instituées par les articles 29 et 216 du C.G.I. Selon les dispositions de l’article 216, l’administration fiscale pourrait procéder à l’examen de la situation fiscale du contribuable en se basant sur l’ensemble de ses revenus déclarés, taxés d’office ou bénéficiant d’une dispense de déclaration et entrant dans le champ d’application de l’impôt sur le revenu. Elle peut donc évaluer le revenu global annuel du contribuable et conclure, le cas échéant que ce revenu n’est pas en rapport avec ses dépenses. Les dépenses du contribuable peuvent être évaluées par l’administration lorsque leur montant excède 120 000 DH par an, selon les dispositions de l’article 29 du C.G.I. Ces frais concernent les éléments suivants :
– Frais afférents à la résidence principale dont la superficie couverte est supérieure à 150 mètres carrés ainsi qu’à chaque résidence secondaire, déterminés par application à la surface des constructions, des tarifs au mètre carré ;
– Frais de fonctionnement et d’entretien des véhicules de transport des personnes fixés à :
. 12 000 dirhams par an en ce qui concerne les véhicules dont la puissance fiscale ne dépasse pas 10 C.V
. 24 000 dirhams par an en ce qui concerne les véhicules d’une puissance supérieure
– Frais de fonctionnement et d’entretien des véhicules aériens et maritimes fixés à 10% du prix d’acquisition;
– Loyers réels acquittés par le contribuable pour ses besoins privés;
– Montant annuel des remboursements en principal et intérêts des emprunts contractés par le contribuable pour ses besoins autres que professionnels.
Ces mesures s’inspirent de la procédure de « taxation selon les signes extérieurs de richesse » instituée en droit fiscal européen et pourraient constituer un outil redoutable entre les mains de l’administration. Il est probable, néanmoins, que son déclenchement n’est pas facilité par les enjeux en présence. Pour ceux qui ont vécu cet épisode, rappelons-nous comment avaient réagi, dans les années 1990, les personnes visées par les mesures relatives à la « déclaration du patrimoine », immédiatement abrogées. Pourtant de telles mesures sont indispensables afin de dissuader les candidats à la fraude et, par conséquent, lutter efficacement contre l’informel.
- La pénalisation de la fraude fiscale
Il est évident que le Maroc est loin d’être au même niveau que la plupart des pays qui n’ont pas hésité à instituer des mesures sévères en la matière. On ne plaisanterait qu’à moitié en affirmant que le contribuable qui goûterait à la soupe carcérale l’aurait vraiment voulu, peut-être pour éviter cette vie en société qui suppose de plus en plus d’obligations. Voici un extrait de l’article 192 du C.G.I., relatif à la pénalisation de la fraude fiscale qui nous permettra de placer cette remarque dans son contexte et de mieux la comprendre :
« Indépendamment des sanctions fiscales édictées par le présent code, est punie d’une amende de cinq mille (5.000) dirhams à cinquante mille (50.000) dirhams, toute personne qui, en vue de se soustraire à sa qualité de contribuable ou au paiement de l’impôt ou en vue d’obtenir des déductions ou remboursements indus, utilise l’un des moyens suivants :
– délivrance ou production de factures fictives ;
– production d’écritures comptables fausses ou fictives ;
– vente sans factures de manière répétitive ;
– soustraction ou destruction de pièces comptables légalement exigibles ;
– dissimulation de tout ou partie de l’actif de la société ou augmentation frauduleuse de son passif en vue d’organiser son insolvabilité.
En cas de récidive, avant l’expiration d’un délai de cinq (5) ans qui suit un jugement de condamnation à l’amende précitée, ayant acquis l’autorité de la chose jugée, le contrevenant est puni, outre de l’amende prévue ci-dessus, d’une peine d’emprisonnement de un (1) à trois (3) mois ». L’administration a tenté d’aggraver ces mesures lors de l’adoption de la loi de finances pour l’année budgétaire 2016 mais s’est vite ravisée devant une opposition généralisée, toutes professions et secteurs confondus. Notre souhait n’ai pas de voir des citoyens incarcérés mais celui d’inclure des éléments dissuasifs dans l’environnement légal.
Il existe, par ailleurs, d’autres mesures qui pourraient être considérées comme des moyens de lutte contre l’informel. Nous en citerons deux. La première est de nature purement fiscale et devrait faire l’objet d’un usage modéré car elle constitue, en fait, « une arme à double tranchant » qui pourrait produire des effets contraires à ceux recherchés. C’est la procédure de la contribution libératoire. La seconde est de nature beaucoup plus « macroéconomique » car ses effets résident dans l’optimisation des dépenses collectives qui, normalement, devrait développer davantage l’esprit civique des contribuables et leur rapport avec la chose fiscale.
- La contribution libératoire
Durant les 25 dernières années, le Maroc a usé trois fois de cette « arme », la dernière, en 2015, ayant été aussi l’occasion de rapatrier des capitaux illégalement transférés sur des comptes de banques étrangères et de déceler des acquisitions immobilières opérées tout aussi illégalement à l’étranger. Si les prescriptions libératoires fiscales, qui s’accompagnent de prescriptions anticipées, permettent de réaliser des recettes fiscales importantes immédiatement, elles ne produisent pas l’effet recherché de « déterrer » des contribuables. L’expérience nous a montré que les candidats à ces mesures recherchent principalement la « paix fiscale » même s’ils ne font pas partie du secteur informel. Par ailleurs, elles constituent une sorte de « dérive fiscale » qui, si elle était utilisée de manière abusive, porterait atteinte à tout l’édifice fiscal que le Maroc a mis des années à construire.
- L’utilisation des ressources fiscales
Sans aller jusqu’à affirmer que le secteur informel disparaîtrait si l’État utilisait de manière optimale les ressources fiscales, il est évident que cela inciterait davantage au civisme. L’utilisation optimale des ressources devrait se faire en veillant à permettre à tous les citoyens de constater que leurs contributions constituent de véritables investissements et que le « retour sur investissement » doit être évalué en termes de confort quotidien dans l’utilisation des équipements collectifs, l’éducation de leurs enfants, leur sécurité et leur santé.
Ce n’est pas encore le cas au Maroc nonobstant les efforts importants consentis durant ces quinze dernières années. De ce fait, les contribuables ont souvent l’impression de payer l’impôt sans contrepartie ce qui produit un effet dissuasif. Lutter contre l’économie informelle, sous toutes ses formes et ses tailles requiert une politique adaptée qui devrait combiner tous les moyens utiles. Bien entendu, ceux que nous avons cités ici ne sont pas les seuls. Il est aussi nécessaire de veiller à l’éducation du citoyen pour qu’il soit convaincu de l’importance de l’impôt et le paye avec fierté ! L’impôt est souvent considéré comme l’un des fondements de la démocratie !