L’innovation ou comment une nation accède à la richesse.
En un contexte géopolitique qui voit les économies émergentes prendre place dans la compétition mondiale, l’innovation dans les produits et les services est aujourd’hui l’Alpha et l’Omega avec lequel l’entreprise est en mesure de se démarquer dans un marché où la compétition devient hyper-compétition[1] : ce qui est visé désormais, ce n’est plus le point faible du concurrent mais ce qui représente son point fort. C’est ainsi, à titre d’exemple, qu’Apple a dynamité le leader mondial de la téléphonie de l’époque qu’était Nokia.
Le Maroc, pays désormais africain au sens géopolitique du terme, ne peut que se joindre de facto à cette nouvelle donne inscrite dans l’innovation. L’enjeu est énorme, il ne s’agit pas seulement d’assurer un avenir aux jeunes générations arrivant sur le marché de l’emploi mais de se préparer aux transformations induites par la 4ème révolution industrielle, qu’initient déjà la transformation digitale et l’économie verte.
Il s’agit donc d’actionner les leviers à même de générer la richesse pour une nation qui, a fortiori, est dépourvue d’une quelconque rente pétrolière.
Joseph A. Schumpeter, penseur majeur de l’innovation a établi, dès le début du siècle, cinq idées clefs qui font qu’une nation accède à la richesse :
La « nouveauté » protéiforme est ainsi la variable capitale à la source de la richesse d’une nation. Toutefois, si l’innovation technologique s’impose à l’esprit dans le discours courant, c’est une erreur de faire correspondre l’innovation au simple champ technologique. C’est même réducteur ! L’innovation possède des visages multiples et doit être visible dans chacune des strates de toute organisation.
Si au sein d’une organisation privée ou public, elle peut s’inscrire avec évidence dans les produits et les services, l’innovation est dans le business model, dans l’usage du marketing, dans les processus, les structures et les modes de management. D’ailleurs, l’histoire du management nous apprend que l’innovation ne fonctionne pas avec les injonctions et encore moins avec un « Eureka », n’en déplaise à Archimède !
A ce stade, beaucoup de managers et de chefs d’entreprise se posent la question du comment innover, quid du coût et de l’investissement dans l’innovation et avec quels retours ? Si ces questions sont légitimes, elles paraissent secondaires dès lors qu’une culture de l’innovation est implémentée pas à pas dans l’organisation. Et c’est à ce niveau que se situe le paradigme du « Design Thinking ».
Le paradigme du Design Thinking
Le design – au sens anglophone ou arabophone du terme : (Conception) ou (Tasmim) – dans le contexte du management de l’innovation, intègre au sein de la discipline qu’on nomme aujourd’hui le « Design management » un paradigme connu pour être le « Design Thinking ». Ce paradigme offre la possibilité aux organisations d’injecter à moindre coût, sous réserve d’une bonne implémentation, les prémisses d’une culture de l’innovation aux aspects multiples.
Même si on retrouve les fondements du Design Thinking dès le début du siècle chez Frederick Winslow Taylor[2], en tant que premier consultant de l’histoire du management moderne, il faut accorder à Tim Brown, à travers son ouvrage Change By Design et à l’expérience de la D. School de Stanford, l’avantage d’avoir popularisé le paradigme du Design Thinking aux U.S.A. d’abord et en ce moment même de façon grandissante en Europe, en Asie et en Afrique.
Selon Tim Brown (2008), le « Design Thinking » serait une approche de l’innovation centrée sur l’être humain incluant une compréhension empathique de l’être, comme étant une source d’inspiration en ayant recours au prototypage itératif des projets.
Depuis Taylor, c’est un paradigme subtil et intéressant qui possède la particularité de prendre à revers les paradigmes classiques issus de l’étude de marché et du besoin du consommateur à l’origine du « Marketing Management » au sens de Kotler.
En Design Thinking, le client/consommateur n’est pas un « rat de laboratoire » pour qui on va créer des produits ou des services qu’on pense bons pour lui. L’approche est inversée de façon subtile. On se concentre sur l’état d’une personne avant que celle-ci ne devienne consommateur puis client. Il est dès lors un usager « user » potentiel d’un produit ou d’un service.
Face à cet usager, on prend le temps de développer une empathie extrême avec lui en tant qu’individu ou appartenant à un « Groupe émergent concerné [3]» en faisant usage d’une boite à outils spécifique jusqu’à voir l’univers et l’usage que fait un « user » d’un produit ou d’un service, tel que lui le perçoit et non pas comme le marché, l’ingénieur ou le chef d’entreprise le perçoivent pour lui et à sa place.
Une fois cette perception comprise en profondeur, la génération du produit ou du service innovant emprunte le chemin du prototype de façon itérative extrême avant la mise de celui-ci sur le marché. C’est une nuance subtile qui permet à de grandes entreprises aujourd’hui de développer des produits qui sont restés masqués à une concurrence, trop focalisée sur son propre point de vue à propos de son client type, son produit type ou son marché type. Airbnb, ING, Apple, Chocolate Factory, Legrand, Décathlon etc. doivent beaucoup à ce système de pensée.
Toutefois victime de son succès, le Design Thinking, en donnant l’illusion d’une facilité d’usage et subissant ce que Abrahamson & Fairchild (1999) nomment le Fashion Management, s’est vu malheureusement utiliser par des consultants peu scrupuleux ou des managers trop pressés comme un process d’ingénieur dans la lignée d’une « six sigma », d’une matrice S.W.O.T. ou encore comme un ersatz de brainstorming. Ce qui a eu pour conséquence de dénaturer la méthode, de la vider de sa substance et, dans certaines situations, provoquer des dégâts en termes de management de l’entreprise.
Cet état de fait constaté aux U.S.A et en émergence en Europe a amené l’une des personnes ayant le plus contribué à la diffusion du Design Thinking aux U.S.A., à savoir Bruce Naussbaum, professeur et chroniqueur à Businessweek, à proclamer la mort du Design Thinking en lui substituant le concept de « Creative Intelligence » afin de recentrer de façon ferme l’idée originale du paradigme.
Ceci dit, dans la réalité marocaine inscrite dans une économie en émergence, le Design Thinking a besoin d’être implémenté de manière initiatique et éducative car il offre la possibilité de jeter les germes d’une politique de l’innovation en ouvrant davantage le degré du champ du possible, aussi bien pour les entreprises établies que pour les entreprises en gestation dans un esprit entrepreneurial.
La logique du « Design Thinking » quand elle est comprise comme une profonde philosophie transformationnelle de l’organisation inhérente au Design management, amène celle-ci vers des performances supérieures aux entreprises non inscrites dans ce paradigme.
C’est ce qu’a démontré une étude du Design Management Institute de Boston en comparant la performance des entreprises conscientes de la valeur stratégique du design. Celles-ci génèrent une performance de l’ordre de 228% comparativement à celles où le design management fait défaut.
L’entreprise trop centrée sur ce qu’elle veut vendre plutôt que sur ce dont les clients ont réellement besoin ne peut sur cette base s’inscrire dans une logique de l’innovation pérenne et ambitieuse. D’où l’importance de penser l’innovation à travers le paradigme du Design Management corrélé au Design Thinking.
[1] Cf. D’Aveni, R. (1994). Hypercompetition New York, the Free Press.
[2] Cf. El Hilali & Mathieu (2016) Démystifier les origines du Design Thinking en management FW. Taylor comme design thinker. Journal of Social Management vol.14
[3] Design Thinking at the Fuzzy Front-End: The User as an “Emergent Concerned Groups” in Proceedings of Academic Design Management Conference Boston 2016