« Dans notre entreprise familiale, il a fallu des centaines d’années et quatre générations pour pouvoir intégrer la première femme dans le contrôle, le management et le conseil d’administration de l’entreprise »
Caroline Fattal, membre du conseil d’administration chez Fattal Holding et fondatrice de Stand for Women, Liban
Dans le monde Arabe, les entreprises familiales sont les acteurs économiques prévalents qui jouent le rôle d’une locomotive de croissance et de création de richesse au sein de la région. Cependant, beaucoup d’ambivalence et d’ambiguïté existent sur la place des femmes au sein de cette catégorie d’entreprises.
Le renforcement de la présence et de la participation active des femmes dans l’activité économique a fait couler beaucoup d’encre au sein de la chaire « Entreprises familiales au Maroc » d’ESCA Ecole de Management. Ceci découle des valeurs qu’incarnent les femmes et qui pourraient constituer un véritable levier de compétitivité au sein des entreprises familiales en particulier et notre société d’une façon générale. Cependant, l’ascension progressive des leaders féminins et leur réussite dans le monde des affaires n’est pas sans défis, surtout dans le contexte arabe qui a été longtemps marqué par la domination des leaders masculins.
Malgré les progrès constants réalisés dans la création d’un environnement plus ouvert aux femmes, de nombreuses femmes dans les entreprises familiales arabes sont encore sujettes de stigmates et de stéréotypes qui peuvent limiter le potentiel de croissance de l’entreprise familiale. Si les femmes du Monde Arabe ont presque comblé l’écart avec les hommes en termes d’éducation, le taux d’intégration des femmes dans l’activité économique reste très faible dans de nombreux pays arabes et seulement 5% d’entre elles occupent des postes de direction.
A l’évidence, les femmes membres de la famille constituent une catégorie de parties prenantes ayant un intérêt direct dans la viabilité de l’entreprise, au même titre que les propriétaires et les employés et elles ont aussi leur mot à dire. Néanmoins, les femmes arabes ont tendance à rester invisibles et à contribuer informellement dans le vécu quotidien de l’entreprise. D’autres bravent le défi d’intégrer formellement l’entreprise familiale mais préfèrent changer leur nom de famille en optant pour le nom de famille de leurs conjoints afin d’être acceptées parmi les différents acteurs de l’entreprises et afin d’être reconnues pour leurs compétences et pour ce qu’elles valent et ce qu’elles apportent à l’entreprise.
Dans le monde arabe ou dans d’autres coins du monde, les défis sont nombreux à relever pour catalyser l’émancipation féminine et promouvoir la participation des femmes dans la propriété, le contrôle et le management de l’entreprise familiale. A l’évidence, la femme arabe est en face d’un challenge à double vecteur. En interne, elle est tenue de se confirmer et de prouver sa légitimé au sein de l’entreprise familiale. Mettre le pied dans l’entreprise familiale est déjà la première difficulté à braver. En guise d’illustration, quelques entreprises familiales pérennes de la région qui ont survécu à la troisième et à la quatrième génération, refusent encore d’attribuer des droits de propriété aux femmes membres de famille. A l’accoutumé, ce sont les hommes descendants de la famille qui sont plus préparés et initiés à reprendre le business et à le gérer, tandis que les femmes intègrent très tardivement l’entreprise familiale ou l’intègrent par nécessité du fait qu’elles n’ont pas de frères repreneurs.
Le second vecteur du challenge est lié à l’environnement externe à la famille. La femme arabe est tenue non seulement de convaincre les acteurs de son environnement interne mais aussi les acteurs non familiaux formant la communauté de travail au sein de l’entreprise. La femme arabe, en vainquant l’intégration de l’entreprise familiale, se retrouve en train de gérer une panoplie de stéréotypes et d’arrière-pensées déjà sur sa position managériale en tant que femme et membre de la famille détentrice et sur son rôle et son mérite pour une telle position.
En prêtant les propos de Farida El Agamy Avocate, entrepreneur et directrice fondatrice du Tharawat Family Business Forum, nous pouvons avancer que ces challenges à double vecteur émanent d’une dualité de sphères. D’abord, la sphère interne et familiale qui inculque un système de valeurs et définit les rôles entre filles et fils dès leur jeune âge. Ensuite la sphère externe qui englobe la société dans l’ensemble et ses différents acteurs grandissant dans un cadre qui favorise une culture patriarcale et une dominance masculine. Les femmes arabes sont ancrées depuis des décennies dans des luttes sur plusieurs fronts et continuent à oeuvrer sans répit dans le but de faire entendre leur voix, notamment au sein d’un milieu professionnel et au sein de l’entreprise familiale.
En définitive, les challenges confrontés par les femmes engagées dans des entreprises familiales arabes ne diffèrent que légèrement des défis mondiaux soulevés par le débat non encore résolu sur la parité du genre. Néanmoins, le débat arabe sur la participation de la femme dans l’activité économique et son intégration dans des postes de leadership au sein de l’entreprise familiale est entaché de plus de complexité en raison des logiques patriarcales fort enracinées et véhiculées de génération en génération dans la société arabe.
Les femmes arabes, même si elles réussissent à briser le plafond de verre et à intégrer l’entreprise familiale, gardent souvent une attitude conservatrice. Elles ont peur d’échouer, de ne pas pouvoir assumer et de mettre ainsi en péril le patrimoine familial. Raison pour laquelle elles recourent au soutien des hommes (père, frère ou conjoint) surtout au début de leurs carrières en tant que managers au sein de l’entreprise familiale.
Bien que le style de management reste tributaire des traits de personnalité et du background cognitif, situationnel et relationnel du manager, les femmes sont reconnues d’être plus prudentes et plus averses au risque. Caroline Fattal, membre du conseil d’administration chez Fattal Holding et fondatrice de Stand for Women au Liban, préfère parler plutôt d’une vigilance et d’une conscience vis-à-vis du risque que de parler d’une aversion au risque. Elle ajoute que les femmes qui siègent dans le conseil d’administration d’un certain nombre d’entreprises familiales arabes sont conscientes des risques inhérents à la famille et à l’environnement et militent pour l’instauration des mécanismes de gouvernance bien structurés afin d’éviter ou de mitiger les effets de ces risques.
La question du leadership féminin dans les entreprises familiales a toujours été et reste dans le collimateur de l’ESCA Ecole de Management et de la Chaire « entreprises familiales au Maroc ». Récemment, deux travaux de recherche ont été menés pour prouver que les femmes, qu’elles soient fondatrices, associées, conjointes ou successeuses, jouent un rôle central au sein de l’entreprise familiale, formellement et informellement.
L’enquête[1] récemment conduite par Thami Ghorfi, et Jurd De Girancourt sur les femmes marocaines impliquées dans des entreprises familiales a clairement souligné que les femmes sont des role models dans les entreprises familiales et possèdent des compétences exceptionnelles et distinctives pour gérer la complexité des relations entre la famille et l’entreprise. Ceci étant, elles peuvent remplir efficacement le rôle du Chief-Emotional-Officer en facilitant la communication entre les membres de famille. Elles veillent également à garder la culture et les valeurs familiales et à amortir les drames émotionnels de la famille par leur sens d’écoute et par leur capacité à recadrer les tensions.
Cependant, le rôle des femmes dans les entreprises familiales ne peut être réduit à cette dimension émotionnelle. La femme arabe a bel et bien prouvé qu’elle est un moteur de performance organisationnelle mais également financière au sein de l’entreprise familiale dans la région. Récemment, une étude[2] comparative a été menée dans le cadre des travaux de recherches de la chaire des entreprises familiales au Maroc et a ciblé 318 entreprises dont 152 sont familiales dans la région MENA. Les conclusions de l’étude ont fait valoir que les entreprises familiales dirigées par des femmes réalisent de meilleures performances que les entreprises familiales dirigées par des hommes.
Ce résultat est conforté par le fait que trois femmes figurent parmi les dirigeants du top 100 des entreprises familiales arabes, selon le rapport de Forbes Middle East, publié le 6 Mai, 2021. Ce qui démontre encore une fois que la présence des femmes arabes dans des positions de direction au sein de l’entreprise familiale ne peut qu’apporter de la valeur ajoutée, mêmes dans des circonstances d’incertitude et de crise.
En guise de conclusion, il convient de rappeler que la situation de la femme arabe, dévouée pour la progression au sein de l’entreprise familiale, dessine des horizons et des perspectives prometteurs pour l’avenir de l’entreprise familiale arabe. Néanmoins, il reste encore du chemin à faire pour booster « l’empowerment » des femmes. Dans cette optique, les entreprises familiales peuvent être considérées comme des « laboratoires » pour les sociétés arabes en générale, en préparant les nouvelles générations. L’idée n’est pas de prouver une supériorité du leadership féminin sur le leadership masculin dans l’entreprise familiale, mais juste de réorienter l’attention vers le potentiel qu’incorporent les femmes, de par leur intelligence socio-émotionnelle, pragmatisme, prudence mais aussi de par leur savoir et savoir-faire. L’attribution des postes de direction et de contrôle aux femmes dans l’entreprise familiale ne satisfait pas uniquement les préoccupations sociales pour un management diversifié en termes de genre, mais constitue également un gage pour diversifier les pratiques managériales et pour améliorer les performances de l’entreprise familiale à plusieurs égards.
Par : Badr HABBA
[1] Ghorfi, T., & Jurd, de Girancourt, D. (2021). Femmes au Cœur des Entreprises Familiales. Editions La Croisée des Chemins, 226 pages.
[2] Habba, B., El Azizi Berrada, T. & Allioui, A., (2021). Women’s Leadership and Pragmatism Incidences on Performance of Listed Family-Owned Firms in the Cultural Context of Arab Countries. International Journal of Financial Research, 12(3), 251.